À la lecture
Livre de Véronique Aubouy & Mathieu Riboulet
Grasset
Parution le 10 septembre 2014
C’est une célébration à deux voix de la lecture de À la recherche du temps perdu qui est proposée ici, et de l’acte de lire, ce livre-là et d’autres, si précieux à l’infinie communauté des lecteurs que nous formons tous tant que nous lisons, tels ce comédien ou ce paysan des Cévennes, ce fleuriste ou ce professeur de français, ce vigile de banlieue parisienne ou ce bijoutier de Beyrouth qui peuplent ces pages… Au départ de cet objet littéraire non identifié se trouve un film, Proust lu, dans lequel la cinéaste de notre duo filme une lecture intégrale de l’œuvre de Proust. Mais nul besoin d’avoir vu le film, et même nul besoin d’avoir lu le livre, pour suivre les fils déroulés dans ces pages à coups de digressions, de jeux, de rêves, de fictions, brouillant les pistes du je, du nous, du genre… À la lecture célèbre, sur tous les tons, la présence et la permanence du livre dans les vies des lecteurs, vies quotidiennes, amoureuses, amicales, politiques, rêvées, voyageuses…
http://towardgrace.blogspot.fr/2014/09/proust-en-filmant-en-ecoutant.html
Photographie de Jean-François Paga
Extrait du livre :
Deux jours auparavant, il avait brusquement cessé de lui parler du livre.
Avant il fallait en parler tout le temps, et ce n’était jamais assez. Il était même arrivé que l’homme la réveille en pleine nuit pour lui lire un passage. Sans parler du jour où, partis avec les enfants en Touraine, ils avaient dû faire demi-tour pour revenir chercher le livre oublié sans lequel ces quatre jours allaient être une torture inimaginable. Le livre avait pris une place démentielle dans leurs vies, comme un être vivant exigeant et caractériel dont toute une famille subissait le diktat.
Mais soudain – cela se produisit pendant la lecture du tome II, A l'Ombre des jeunes filles en fleur - l'homme se referma comme un bloc étanche. La femme perçut instantanément qu’elle n’avait plus d’accès ni au livre, ni aux sentiments que la lecture pouvait déclencher chez l’homme. C’était comme s’il n’y avait plus de livre ! D’ailleurs l’objet livre avait disparu lui aussi, on ne le voyait plus traîner sur aucune table, sur aucun lit, alors qu'avant on ne voyait que lui. Le livre n’était plus qu’une allusion fuyante et inaccessible. Par un effet de boomerang l’homme se remit à s’intéresser à la marche de la maison, avec excès même, décida d’emmener la voiture au garage, voulut gérer lui-même le rendez-vous du grand chez le dentiste et les problèmes de la petite avec la surgé au collège.
La femme, qui s’était résolue à l'accompagner dans sa lecture de La Recherche, dut soudain apprendre à faire l'inverse, à le laisser seul avec un livre qui n’était même plus réel, qui n’était plus qu’un soupçon de lecture. Ce ne fut pas facile, la femme ayant finalement pris du plaisir à cette deuxième lecture de La Recherche par émotions interposées. Proust était revenu dans sa vie sans prévenir, il l’avait la titillée, excitée, elle s’était prise au jeu, suivant à distance l’évolution du Narrateur, par le prisme d’un lecteur homme. Elle retrouvait même des souvenirs de lecture, comme si sa mémoire avait été un muscle qu’il fallait faire travailler et qui deviendrait chaque jour plus performant, à l’instar d’un abdominal ou d’un pectoral. La femme était chaque jour plus dans le livre, alors qu’elle ne le lisait pas. C’était un phénomène surprenant et jouissif.
Mais soudain plus rien, silence radio. La femme fut frustrée, elle fut même triste pendant quelques jours, la lecture par le biaislui manqua, le livre même lui manqua, comme un être peut nous manquer. Elle fut aussi reprise par la jalousie, mais une jalousie différente. Elle trouvait cela choquant que l’homme cache le livre, c’était son livre tout de même ! Elle avait la sensation que ces deux-là, le livre et l’homme, étaient en train de tramer quelque chose dans son dos dont elle était exclue.
…/…
Lorsque mon mari, donc, commença la lecture de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le silence se fit, qui accrut mon trouble bien davantage qu’il ne m’apporta de calme. Car forcément, succédant à une période de volubilité, il cachait quelque chose. Une sorte de gravité l’avait envahi, il paraissait soucieux, gardait toutes ses impressions pour lui, éludant mes quelques questions quant à la progression de sa lecture, se contentant de vagues « Ça avance » qui, moi, ne me contentaient pas le moins du monde. Mais je n’avais évidemment pas la moindre marge de manœuvre pour protester, interroger moins encore…
Je conjecturais donc depuis quelques semaines quand la fameuse photo-signet tomba du volume, ou plutôt quand, n’y tenant plus, indubitable geste de jalouse que je me surpris moi-même à commettre, je me saisis du volume sur sa table de nuit pour examiner de plus près son nouveau marque-page : une belle jeune fille rayonnant au milieu de deux jeunes gens, l'un d'eux tenant par la bride un cheval, tous trois arborant de longues et épaisses chevelures, celle de la fille rousse. Au dos, une inscription en latin : Flexit amans oculos. Résultat de ma petite enquête mesquine : il y a bien longtemps, il avait eu une tignasse et parlé latin.
Ce n’était pas mince, compte tenu du fait que j’ignorais tout de ces deux aspects de la personnalité de l’homme dont je partageais la vie depuis des années et des années. Mais je n’avais encore rien vu, ou plutôt entendu. Une brève investigation, que je voulus habile et discrète, c’est-à-dire neutre (et cette volonté généra probablement des résultats exactement inverses), m’apprit que non seulement il avait été amoureux de cette fille, déduction à la portée de la première idiote venue, mais qu’en plus elle portait le même prénom que moi, et, comble de tout, qu’il l’avait oubliée jusqu’à ce que le livre réactive des pans entiers de sa mémoire qu’il tenait pour morts. Naturellement je n’en crus pas un mot, le questionnai sur ce qu’était devenu le cheval et m’abstins de lui demander de qui était amoureux le second garçon de la photo : de la même rousse ou de lui ?
Lorsque, peu après, il passa du Côté de Guermantes, il laissa la photo dans les jeunes filles, fleur parmi les fleurs, se mit à rire en lisant, renoua avec nos conversations. Pour moi, et pour lui aussi je pense, pour de tout à fait autres raisons, l’alerte était passée, et le plaisir que j’éprouvai par la suite à accompagner sa lecture et ses découvertes fut sans nuages. Comme si j’avais eu besoin, moi aussi, d’une période d’adaptation pour accepter l’idée que si ce livre avait produit tant d’émotion, et presque de bouleversements, dans ma vie, il n’y avait aucune raison pour qu’il en allât autrement dans la sienne, et sans doute mon amour pour lui, voire notre amour mutuel, en fût-il consolidé. De sorte que, quelque temps plus tard, au cours d’un dîner après la première d’une pièce qu’il avait montée dans un théâtre de province, lorsqu’il s’abîma dans un aparté infini avec une ravissante jeune femme, compagne d’un de ses acteurs, à propos de leur lecture respective et simultanée de la Recherche, je les laissai tranquillement deviser et regagnai l’hôtel en toute quiétude, sachant dans quel puits sans fond ils étaient immergés.
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